Son métier de prof, il l’adorait, il avait toujours été plongé dans les livres, il plongeait tête la première, et ce depuis sa plus tendre enfance. Il aimait particulièrement découvrir un univers dans lequel il savait qu’il ne vivrait jamais, mais il voulait en connaitre chaque détail, chaque personnage, chaque centimètre carré de cet univers, lisant même des livres qui analysaient les livres qu’il lisait. C’était un intellectuel, qui passait son temps le nez plongé dans les bouquins. Allez savoir pourquoi mais il avait toujours pensé que les personnages de ses livres étaient beaucoup plus intéressants que les personnes qui peuplaient sa vie. Oscar était un solitaire, il n’y avait qu’à travers la musique qu’il parvenait à communiquer, à partager ses émotions et à se sentir bien. Devant une salle de classe, il se sentait bien aussi mais il avait l’impression de jouer une pièce de théâtre, il avait l’impression de jouer le rôle du professeur. Un rôle qui lui allait certes comme un gant depuis dix-huit ans, mais quand il était musicien, c’était lui, c’était son être tout entier qu’il donnait au public, qu’il soit composé de deux personnes comme de cent, ça ne changeait rien. Il faisait ça pour la beauté de l’art, pour l’expression des mots, des sentiments, des phrases qui, l’une à côté de l’autre, témoignaient de quelque chose de fort.
Un concert, ce soir, un concert qu’il attendait avec une impatience toute mesurée. Il n’était pas dans l’expansion des sentiments Oscar, pas du genre à exprimer ce qu’il ressentait, pas besoin de crier sur les toits qu’on était heureux, malheureux, triste, en colère. Non, il suffit de glisser quelques mots sur une feuille de papier, il suffisait de faire glisser ses doigts sur les cordes d’une guitare. C’était facile, simple, ça ne demandait pas d’efforts particuliers quand on pratique depuis autant d’années. Quand il composait, ou plutôt quand il arrivait à composer quelque chose, les mots venaient tout seuls, un flot ininterrompu de mots qui sortaient de sa tête, lentement, comme s’ils lui laissaient le temps de prendre note à son rythme. Et finalement, il accompagnait ses mots en musique et tout paraissait logique. Arrivée dans le bar, quelques habitués, ils le saluent, le barman le salue aussi, la bière est prête sur le comptoir, il l’embarque pour aller se préparer à jouer. Il s’installe tranquillement sur le siège prévu pour lui, il branche son matériel, les amplis, la guitare, un piano est prévu si jamais il veut s’en servir. Oscar, il fonctionne au feeling, pas de set list, il se fiche de savoir dans quel ordre il va jouer les chansons, ni même quelles chansons il va jouer. Le feeling, l’inattendu, c’est ce qui le fait vibrer. En parlant de vibrer… Il joue sa première chanson, puis une deuxième et une troisième, les notes volent dans la pièce, il se sent bien, il pourrait jouer comme ça des heures entières, il alterne des compositions personnelles avec des reprises, un petit groupe de jeunes femmes se sont installées au premier rang, elles lui sourient, ça le fait vibrer.
Une pause, il va au bar, commande une nouvelle bière, sourit légèrement à une jeune femme de l’autre côté du bar, quand il la voit, cette chevelure flamboyante, ces cheveux roux qu’il recherche à chaque coin de rue. Est-ce elle ?
just a girl in a bar. @Oscar Desmarais & @rachel beaudryTonight, I'm gonna have myself a real good time I feel alive and the world I'll turn it inside out, yeah And floating around in ecstasy So don't stop me. 'Cause I'm having a good time, having a good time.
Rachel venait tout juste de déposer ses valises chez sa mère. Deux heures plus tôt, elle quittait sans regret le domicile conjugal et familial, bien que menacée par une boule au ventre. Tous son linge et affaires regroupés dans deux valises. Le reste de ses effets personnels abandonnées dans l'attente d'une prochaine rencontre. Accablée par cette confrontation avec son futur ex-mari et l'intervention de sa première née, sa tête renfermait toute sorte de sentiments qui cognèrent à l'intérieur de sa tête, fissurant douloureusement son crâne. Désormais seule dans la maison de ses parents, elle ne pouvait non plus restée en ce soir-là baignée par les souvenirs d'une enfance plutôt chaotique. Après un baiser glissé sur la joue de sa mère, Rachel quittait la maison pour se rendre dans un quartier un peu plus animé. Entrant dans le premier bar qui lui semblait attrayant, elle fût surprise d'y voir autant de monde. Non pour la faire fuir, cette cohorte la rendait invisible, exactement ce dont elle avait besoin. Mais c'est au milieu de la salle, en direction du bar, que la quarantenaire fut happée par une voix connue. Accompagnée de quelques accords de guitare, cette voix qu'elle avait souvent entendue dans le creux de son oreille s'élançait à travers la salle. Douces notes synonymes de mélancolie. Prise par l'envie de faire demi-tour et de fuir ce fantôme du passé, une force inopinée la poussait pourtant à rejoindre le comptoir.
Assise sur son haut tabouret, un verre de vin blanc en main, son regard n'osait se tourner en direction de la scène. L'appréhension peut-être de faire ressurgir des chimères du passé qui s'accompagnent de douleur et d'humiliation. Même si le temps a fait son oeuvre, on oublie jamais son premier amour aussi destructeur était-il. Rachel écoutait d'une seule oreille les mélodies se succédées, comme un bruit de fond, pendant que ses pensées naviguèrent sur les récents événements. La décision de reprendre sa vie en main avait été jeté sur la table en même temps que la demande de divorce. Dans cette action égoïste, ses filles allaient forcément en pâtir. Et rien de plus éprouvant pour une mère que de faire souffrir sa propre chair. Lui pardonneraient-elles un jour ?
Ce fût une fois de plus cette même voix qui l'extirpait de ses plus profonds retranchements mais plus proche d'elle cette fois-ci, tout à côté. Regrettant de s'être aventurée sur ce terrain périlleux, elle se mordait la lèvre dans l'espoir d'un échappatoire, fixant inlassablement son verre. Risquant finalement un regard du coin de l'oeil en sa direction, elle le surprit entrain de l'observer. "Bonsoir Oscar." Le saluait-elle finalement. "Voilà une paire d'années que nos chemins ne se sont pas croisés." Ajoutait-elle avant de daigner à détourner le regard vers cet homme qui lui avait apporté autant de passion que de destruction.
Était-ce une hallucination, avait-il réellement bien vu cette chevelure qu’il connaissait par cœur, cette silhouette dont il connaissait chaque centimètre carré de la peau laiteuse de son ancien amour. Un amour qui n’était plus qu’un souvenir lointain, un fantasme qu’il gardait dans un coin de sa tête, intense, passionné et tendre à la fois, les conneries qu’il avait pu faire lorsqu’il était plus jeune et qu’aujourd’hui encore il regrettait. Plongé dans sa musique, il n’avait pourtant rien vu, et c’est une fois arrivé au bar qu’il l’avait reconnue, nul doute qu’il s’agissait bien d’elle cette fois, et quand cette voix s’éleva pour le saluer, comme venue d’un autre monde, le doute ne fut plus permis. Il posa son regard sur elle, sur se visage détourné de lui, comme si son arrivée inopinée ne lui faisait ni chaud ni froid. Et pourtant, il cru déceler l’espace d’une seconde une sorte d’émotion dans la voix de Rachel. La sienne en était remplie, il le savait. Assis sur son tabouret, le regard posé sur elle, que pouvait-il faire d’autre que de rêver à ce qu’aurait été sa vie s’il avait été un peu plus fidèle ?
Bonsoir Rachel.
Il ne dit rien de plus pendant quelques secondes, profitant de cet instant suspendu dans le temps pour l’observer, poser ses yeux sur sa chute de reins magnifique, sublime, une beauté comme on n’en fait plus. Les jeunes c’est bien mais ça n’a pas le même charme qu’un premier amour, à n’en pas douter. Et puis finalement il répondit à sa remarque. Une paire d’années oui, de très longues années qui s’étaient écoulées, marquant leurs visages des signes de l’âge, le sien était ravagé par les cheveux grisonnants et ces rides qui indiquaient que la vie l’avait bien marqué.
On peut dire ça oui. Comment tu vas ?
Le musicien garda un visage neutre, il essayait de ne montrer ni joie, ni ennui, ni excitation ni frustration d’aucune sorte, aucun sentiment ne passait pour le moment sur le visage d’Oscar, même si des tas de choses étaient en train de se passer dans sa tête. Il avait toujours été un homme secret, taciturne, en proie à de véritables questions existentielles qui lui pourrissaient les pensées, mais c’était aussi un épicurien qui profitait de la vie, parfois un peu trop, et ça lui avait posé des problèmes, notamment avec Rachel. Rachel la douce, la tendre, la sensible Rachel. Il lui avait rendu la vie impossible, il le savait aujourd’hui. Se penchant en avant, il fit un signe de la main au barman, qui se dirigea rapidement vers lui pour lui demander ce qu’il prenait. Sur le compte de la maison, pas qu’Oscar soit vénal mais c’était toujours offert quand il jouait dans un établissement.
Mets-moi un whisky, je suis assoiffé.
La pause ne devait pas être trop longue, pas plus de quinze ou vingt minutes généralement, et il se demandait déjà si Rachel allait accepter d’échanger quelques mots avec lui. Il avait envie de dire que c’était plutôt prometteur, mais rien n’était gagné, il voulait tenter sa chance. Enfin, il avait sa chance de lui parler, et il ne la laisserait pas passer.
just a girl in a bar. @Oscar Desmarais & @rachel beaudryTonight, I'm gonna have myself a real good time I feel alive and the world I'll turn it inside out, yeah And floating around in ecstasy So don't stop me. 'Cause I'm having a good time, having a good time.
Parfaite anarchie à l'intérieur de sa tête, la rousse se refusait à dévoiler cette cohorte de sentiments contradictoires qui jaillissait présentement en se remémorant ces désillusions d'adolescente à l'espoir juvénile qu'un jour ce greluchon d'antan daigne se soucier d'elle. Colère, passion, tristesse et indignation, elle était finalement partie vers d'autres horizons plus fleuris, vers un homme qui semblait lui porter plus d'intérêts et où l'engagement, aussi effrayant soit-il, ne se résumait pas qu'à retirer la jarretière avec les dents. Mais voilà sa fin déplorable et peut-être même inévitable : un divorce. Son annulaire déjà dépossédé de son alliance était marquée par la forme de celle-ci. Pourtant, Rachel n'avait pu se résoudre à s'en débarrasser définitivement, possiblement nostalgique de ces années passées. Le bijoux était déposé sur la table de chevet à côté de son lit d'enfance dans la maison de sa mère et chaque soir, elle l'observait en se demandant si elle avait fait le bon choix. Quelle bécasse était-elle de douter. Mais elle se demandait quelques fois si c'était une erreur de tourner le dos à son époux ? Pourtant, cette rancoeur de l'avoir laissé seule face à cette épreuve qu'est le cancer était plus présente que jamais. Alors comment allait-elle aujourd'hui ? Sa réponse aurait pu donner lieu à un monologue assourdissant. "Je vais bien, merci. Et toi, comment te portes-tu ?" Lui retournait-elle la question, ne s'étalant pas plus à son sujet.
Du coin de l'oeil, la rousse observait le barmaid préparer le whisky de cet homme. Légèrement mal à l'aise au vu de la situation, elle glissait le manche de son verre à vin le long de ses doigts. Portant le bord à ses lèvres, elle terminait la dernière gorgée de son vin banc. Quelle surprise de le voir encore en ville. Etant donné son tempérament, elle l'aurait plutôt imaginé à Broadway ou Hollywood à percer dans le monde de la musique, entouré de belles femmes à ses pieds. "Je ne savais pas que tu jouais ici." Lâchait-elle finalement, ne sachant pas vraiment ce qui la poussait à entamer la conversation avec Oscar après leur passé en commun. Peut-être souhaitait-elle tout simplement un peu de compagnie ce soir après cette journée riche en émotions qui annonce néanmoins une nouvelle étape à sa vie ? Ou alors, peut-être qu'au fond d'elle même, il y avait ce on-ne-sait-quoi d'inconnu et d'inexplicable. "Tu en as fait ton métier ?" Et voilà qu'elle recommençait. A croire qu'elle cherche le bâton pour se faire battre.
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Son métier de prof, il l’adorait, il avait toujours été plongé dans les livres, il plongeait tête la première, et ce depuis sa plus tendre enfance. Il aimait particulièrement découvrir un univers dans lequel il savait qu’il ne vivrait jamais, mais il voulait en connaitre chaque détail, chaque personnage, chaque centimètre carré de cet univers, lisant même des livres qui analysaient les livres qu’il lisait. C’était un intellectuel, qui passait son temps le nez plongé dans les bouquins. Allez savoir pourquoi mais il avait toujours pensé que les personnages de ses livres étaient beaucoup plus intéressants que les personnes qui peuplaient sa vie.