just a few drops of blood (arnaud)

Elle l’observe, sortir de chez lui, sans qu’elle puisse faire le moindre geste. Son corps se raidit et son cerveau s’éteint un instant. Il est loin le temps où Daphne voulait l’approcher, lui parler. Maintenant son instinct lui dit de rester là, de se cacher de sa vue. Quelques jours sont passées depuis qu’elle a fait sa découverte, en cherchant à en savoir plus sur sa mère. Mère inconnue, mère déchue. Dans sa famille, c’est le nom à ne pas prononcer. Tel un fantôme, elle la hantait depuis son enfance sans jamais pouvoir avoir de réponses. Pensant tomber sur des squelettes blessants, elle a découvert ce côté de sa famille qu’il lui était complètement inconnue. Qui l’est encore maintenant. Toute une partie de son histoire qu’elle croyait partie en fumée à la disparition de sa mère, retrouvée dans les cendres, pas si bien cachées finalement. Multitudes de questions se forment, et Daphne reste sans réponse, car comment prendre contact avec quelqu’un qui vous a abandonné au moment le plus fragile de votre vie ?

Alors, elle prend un substitut, un entraînement avant de faire face à une figure maternelle inaccessible. Ils partagent le même sang, quelques gouttes qui les lient par un lien invisible, si fragile. Lien pas encore tissé, et Daphne ne sait pas si elle a envie de s’aventurer dans cette direction. Elle est apeurée, alors qu’elle se met à suivre à distance respectable le jeune homme. Elle ne sait rien sur lui, sur sa famille, sur leur famille. Une pointe de courage fait redresser Daphne, et elle est bien décidée à poser ses questions, quitte à ne recevoir qu’un regard froid. Après tout, ils sont des étrangers. De quel droit s’approche-t-elle de lui ? Peut-être ne sait-il rien de ce qu’elle aimerait savoir sur sa mère, peut-être qu’elle est vraiment morte finalement. Perdue dans un tourbillon de doutes encombrants, elle ne remarque pas qu’il ralentit son allure, ou alors elle accélère, peu importe. Leurs chemins sont liés, et la rencontre semble inévitable.

Le soleil l'aveugle quand il ouvre enfin les yeux, et son réveil hurle une chanson stridente qu'il n'aime plus. Il regrette sa soirée, Arnaud, il la regrette amèrement. Il n'a pas bu en excès, mais rentrer aux petits heures du matin avant une longue journée de cours n'était pas l'idée la plus stratégique qu'il ait eu. En s'asseyant au bord de son lit, il passe un main sur son visage pour se sortir de sa torpeur, et finit par se lever et courir à la salle de bain avant de se faire prendre la place par un colocataire plus pressé que lui. Il aurait dû rentrer plus tôt. Il aurait dû se coucher plus tôt, et surtout ne pas mettre le rappel de son réveil quinze fois avant de daigner se lever. Il est en retard, son premier cours a déjà commencé. L'eau brûlante d'une douche bien méritée lui remet doucement les idées en place, et quand le futur architecte sort de la salle de bain, il se rend compte que l'appartement est désert. Tout le monde est parti vaquer à ses occupations sans s'inquiéter de ne pas voir le jeune français debout quand il en a l'habitude. Merde. À quoi bon vivre en colocation si personne n'est là pour vous sortir du lit à l'heure ?
Le jeune homme fouille en vain les placards à la recherche de céréales, et peste encore une fois. Quels ingrats ! C'est sur un yaourt qu'il jette son dévolu, et une tranche de pain de mie oubliée sur la table. Pas le temps de faire couler un café, ou de préparer un thé, il se contente d'un grand verre d'eau. Arnaud saute dans ses vêtements, et ouvre la fenêtre en grand avant de sortir de sa chambre, chassé par la morsure du froid matinal. Manteau, chaussures, bonnet et gants sont de rigueur. Il met son sac en bandoulière, lourd de feuilles volantes et crayons en tout genre. L'été, Arnaud aime se déplacer à vélo, ou esquiver les piétons dressé sur ses rollers, mais avec la neige, il préfère de loin marcher.
La porte claque derrière lui, et il dévale les escaliers, comme à son habitude. La porte du petit immeuble franchie, et l'étudiant avance d'un bon pas vers l'université. Il n'aura pas son premier cours de la journée, mais il aura le second, c'est certain. Il tourne à gauche dans la première rue qui vient, puis c'est la troisième à droite, il connaît le chemin par cœur maintenant. Il entend les pas derrière lui, et observateur comme il est, il jette un œil par dessus son épaule. Une jeune femme, à peine plus âgée que lui, au regard perdu, se dirige dans la même direction que lui. Il hausse les épaules. Il doit souvent avoir cet air, lui aussi. Celui de la profonde réflexion, de quelqu'un qui remet sa vie en question. À bien y réfléchir, il l'avait déjà vue cette femme. Quelques jours avant, près de la fac, et une fois dans la supérette où il fait ses courses. Elle n'a rien d'une étudiante, pourtant. Il regarde l'inconnue dans le reflet de son portable, et vraiment, elle ne semble pas connaître le quartier, n'a pas de sac de cours ou de livres. Alors Arnaud décide de ralentir le pas, plus intrigué par cette femme qui semble le suivre que par le contenu de son prochain cours de la matinée.
Il ne sait pas si elle ne se rend pas compte qu'il a ralenti, s'il affabule complètement, et qu'elle ne le suit pas vraiment. Il entend son pas s'accélérer, et il décide de s'arrêter brusquement de marcher pour se tourner face à elle. « Bonjour, vous êtes perdue ou très mauvaise en filature ? »
Il a un grand sourire qui lui barre le visage. Le jeune homme aurait pu être plus subtil, c'est vrai, mais il était trop curieux, et au pire elle lui jetterait un regard méprisant et changerait de trottoir, alors il ne risque pas grand chose. En disant ça, il se sentait comme un agent secret, presque, et ça l'a fait sourire un peu plus.

Elle a pas vraiment prévu la chose, Daphne. Elle qui pourtant s’efforce de ne rien laisser au hasard, parce qu’elle ne peut pas se le permettre dans son boulot. Mais ici, en ce moment même, elle ne sait pas quoi faire, ni quoi dire. Les mots ont du mal à se former, comme si elle apprenait de nouveau à parler. Daphne n’a pas prévu que ça aille jusque là. Elle pensait encore pouvoir l’observer, comme elle l’avait déjà à plusieurs reprises. Peut-être en apprendre un peu plus sur lui, sur celui qui était censé partager un peu d’histoire, un peu de sang, avec elle. Mais sans jamais s’en approcher de trop près, de peur de se brûler à un passé insoupçonné.

Elle l’avait suivi, perdue dans ses propres pensées sans se rendre qu’il l’avait repéré. Pour la discrétion, on repassera. Et quand elle se retrouva face à face avec lui, son regard planté dans le sien, elle fut pris d’un élan de panique. Totalement immobile, incapable de réfléchir, de réagir. Elle restait à le regarder alors qu’il attendait une réponse, son cœur battant à s’en rompre dans sa poitrine, raisonnant dans tout son corps, l’assourdissant. Il n’avait même pas posé la question de manière méchante, ou suspicieuse, considérant le fait qu’elle le suivait clairement. Le sourire qu’il affichait déstabilisa Daphne, et elle bégaya pendant quelques secondes avant de se reprendre en main. « Perdue. » Un simple mot, tant rempli de vérité qu’il lui tournait la tête. Un seul mot, mais sa voix tremblante l’avait déjà trahi. « Non, en fait- je… » Mais autant qu’elle voulait la découvrir, l’exposer, la vérité était effrayante. Un peu trop, et la panique prit le dessus de la jeune fille, et mentir semblait soudainement la seule solution possible. Elle prit volontiers l’échappatoire que lui offrait le jeune homme avec sa question. « J’suis paumée. Pas vraiment, enfin si. Je suis nouvelle, j’veux dire, je connais pas le quartier. » Elle qui ne se laissait démonter par aucune situation, elle n’arrivait plus à contrôler ses pensées, y mettre de l’ordre. C’était comme si elle retenait sa respiration, et elle n’était plus maître d’elle-même. Elle le regardait dans les yeux, et aussi étranger qu’il était, elle ne pouvait s’empêcher de sentir ce lien invisible qui les unissait. Elle resta plantée devant lui, les bras ballants le long du corps, ses dents mordillant sa lèvre inférieure nerveusement. Elle n’écoutait plus ce qu’il pouvait lui dire, son cerveau se reboutait toutes les minutes. La peur, la curiosité, le courage, la lâcheté. Tout se mélangeait, et soudainement elle lâcha « tu es ma famille ». Peut-être un peu trop violemment, et certainement trop direct. Son ton l’étonna, il n’ y avait rien de doux là-dedans. Aucun signe de quelqu’un qui retrouve une personne perdue, qui retrouve ses racines. C’était presque comme si elle l’accusait de quelque chose, sans en savoir la raison. À son expression, il ne se doutait pas une seconde de la bombe qu’elle allait lui balancer. Comment aurait-il pu ?