Inko … Il fallait que je lui parle. Cela faisait une dizaine de jours qu'il m'évitait. Je ne tenais plus. Depuis que nous avons couchés ensembles, je n'arrête pas de penser à lui. Que ça soit son corps contre le mien, les gémissements qu'il poussait près de mon oreille ou bien encore la jouissance qu'il m'a donné. Depuis Victor, je n'avais plus ressenti cela et je pensais même ne plus en être capable. J'avais eu des aventures et des amants. Mais avec Inko, c'était différent. C'était un autre niveau. Oui, mais voilà, silence radio. En même temps, ça se comprend. Le bel indien est le meilleur ami de mon mari décédé. Il doit penser qu'il le trahit et que ce genre de choses ne se font pas. Il a certainement raison. Mais je n'arrête pas de me dire que nous ne faisons rien de mal. Puis, j'ai envie d'essayer, de voir si quelque chose est possible. C'est donc décidé : je vais aller le voir directement à son travail. Je connais son planning. On peut reprocher à mon bel amant son absence d'imprévus dans sa vie, cela m'arrange aujourd'hui. Je sais quand il prend une pause et où. C'est donc tout naturellement que je me rends à l'hôpital, vêtu d'une simple chemise, d'un pantalon bleu marine et d'une paire de chaussures assortis. En étant plutôt bien habillé, peut-être que je ferais un peu craquer mon « crush ». Je ne m'étais pas trompé : Inko était à la machine à café, à l'heure prévue. Si le monde se base sur le méridien de Greenwich, le méridien se base sur Inko.
« Docteur Shedir ! » lançais-je alors.
Je croise alors les bras et regarde mon interlocuteur droit dans les yeux.
« Tu ne peux plus m'éviter maintenant. » rajoutais-je.
Dès que mes yeux se posèrent sur cet homme, je sentis un danseur exécuter une chorégraphie très excité dans mon ventre. Je crois même que mon cœur s'emballe un peu. Des nouvelles preuves qu'avec lui, c'est différent. Les « autres » ne me font pas cet effet-là.
« J'ai envie de te parler. »
« Et de toi aussi », mais ça, c'est un sujet à aborder plus tard.
Travailler avec les forces de police montréalaises, est un plaisir à géométrie variable. Parfois, certains agents consentent à lui faire part de l’avancement de l’enquête. Une poignée d’entre eux le convient même aux briefings et séances de déductions, visant à établir les connexions entre les faits et les suspects. D’autres en revanche, le tiennent à l’écart de l’investigation. En général, ce sont les mêmes que ceux qui viennent chercher le rapport d’autopsie, en le remerciant du bout des lèvres. Ces cow-boys, comme les appelle de manière dédaigneuse l’hybride autant à l’aise avec les mots que les formules mathématiques, prétendent que son apport dans les affaires est minime, voire insignifiant, et ne constitue en rien une percée décisive. Jamais ils ne le disent, mais ces balourds le pensent tellement fort, que le Docteur cavaleur peut les entendre très distinctement. Qui plus est, ils s’accaparent sans cesse la gloire et les lauriers de la victoire, et se complaisent à tirer la couverture à eux. Des attitudes qui ont l'art et la manière de faire bouillir et fulminer le suffisant homme né en orient, et qui est pourtant connu pour afficher un self-control et un stoïcisme à toute épreuve. L’appel en début de semaine du Lieutenant Nelin fut une véritable bouffée de fraîcheur qui, outre le fait de tomber à point nommé, le galvanisa et l’extirpa des méandres de la neurasthénie professionnelle.
Les billes de jais du médecin luisirent d’un vif éclat d’intérêt teinté d’excitation, allant crescendo à mesure que le représentant de l’ordre lui exposait les grandes lignes du dossier. Il manqua de défaillir, tant l’allégresse qu’il s’évertuait à contenir fut à son apogée, quand le gradé lui dit qu’on lui ferait « parvenir le squelette dans les plus brefs délais. ». Car, pas mécontent d’être une référence en matière de médecine légale, Inko était également un sémillant anthropologue spécialisé dans le domaine judiciaire. Une espèce en voie d’extinction, puisque le pays à la feuille d’érable ne compte que trois spécimens du genre sur son sol, et que le camé est le seul exerçant au Québec. Excepté lui, le plus proche de Montréal à vol d’oiseau, se trouve à Calgary et s’avère être, d’après le métis à la haute opinion de lui même, « un incompétent croisé avec un vulgaire bousier. ». L’occasion ne lui était pas souvent donnée de travailler sur des ossements. L’approche était radicalement différente et n’avait strictement rien à voir, avec un travail à partir de tissus humains. Un ouvrage plus ardue et complexe également, compte tenu du fait que la matière était « moindre » et les causes de la mort bien plus difficiles à déterminer, car moins flagrantes à l’œil nu.
C’était comme le tout dernier niveau d’un jeu vidéo. Un épineux et haletant défi digne de sa stature, qu’il lui tardait de relever. Cette gageure allait certainement lui procurer une bonne dose d’adrénaline, et raviverait à n’en pas douter les couleurs de son quotidien, qui commençait à sérieusement se ternir. C’est aujourd’hui que devait arriver son cadeau de Noël avant l’heure. Les premières lueurs de l’aurore pointent à l’horizon. Rien à signaler. « Ses nonos » semblaient se faire désirer. Passablement frustré, le métis traîne des pieds et quitte sa tanière réfrigérée, quand sonne dix heures et demie. Heure de son immuable pause matinale. Quittant la fraîcheur régnant au sous-sol, l’écrivain au verbe passablement cru regagne le monde des vivants. Il faut, comme toujours, un petit temps d’adaptation à ses yeux pour faire la transition entre la lumière artificielle d’en bas, et l’intensité des rayons du froid soleil de Mai qui traversent les imposantes vitres du grand hall. Quelques bougonnements d’ours mal-léché pour la forme, et sa rétine fut accoutumée. Devant la machine à café, l’indo-américain choisit par défaut et sans un zeste de plaisir un arabica dit du Brésil. Durant ce petit temps de relâche, Inko se met volontiers à l’écart de ses collègues et confrères rechargeant eux aussi les batteries.
Le barbu préfère de loin la mort et le déshonneur, à une quelconque participation à cette palanquée de conversations soporifiques, abrutissantes et insipides. Entre machine qui étale joyeusement la vie intérieure de sa chienne Judy ; truc muche qui s’émeut que son fils ait perdu sa première dent de lait dans les raviolis chinois d’hier soir, et bidule qui s’extasie sur sa nouvelle voiture, en dressant un inventaire à la Prévert d’options toutes plus inutiles les unes que les autres, dont son petit bijou est pourvu ; le Docteur Shedir a l’impression d’avoir atteint le dernier cercle de l’Enfer de Dante. Peu désireux de s’éterniser et prendre racine en souffrant d’entendre des fadaises et des niaiseries sans nom, le médecin, que les grands lecteurs connaissent sous le nom de Rajeev Amritaj, ingurgite en trois lampées le contenu de son gobelet. Mal équilibré, trop doux et pas assez amer à son goût. Une voix suave et familière l’alpague, alors qu’il s’apprêtait à sortir un petit tube orangé d’Oxycodone de la poche intérieure de sa blouse, afin de gober discrètement une de ces petites pilules magiques dont il ne peut se passer. Aussitôt, le myocarde endormi du Rajah des neiges se met à faire d’incontrôlables loopings dans sa cage-thoracique.
C’était lui. L’homme qui occupait chacune de ses pensées depuis près de dix jours. Celui dans les bras duquel il mourut et revint à la vie par trois fois. Les flashs de cette nuit mémorable que les opioïdes ne parviennent pas à effacer lui reviennent soudain à l’esprit, avec autant de violence qu’un boomerang ayant fait le tour de la terre. Les souffles qui se confondent. Les épidermes luisant qui se frictionnent. Soupirs de pur plaisir et râles crépitants. L’onctuosité des draps en flanelle léchant les phalanges crispées. Tout. Tout ressurgissait à la simple vue du mirifique éclat de ces deux billes noisette. Cette affriolante et tentante bouche, encore plus gourmande qu’un bonbon de guimauve. Ce nez espiègle et fripon. Sans oublier la vigueur et la tonicité de ce buste puissant et vaillant. Sa luisante, soyeuse et souple chevelure brune mettant en avant un majestueux front haut et altier d’empereur. Le tout sublimé par des atours bleutés seyant à ravir son teint olivâtre de méridional, ainsi qu’une petite barbe de trois jours taillée et entretenue avec beaucoup de soin. Pris au dépourvu et totalement de court, les lippes d’Inko se meuvent dans un premier temps sans produire un traître son. D’interminables secondes sont nécessaires avant qu’il ne retrouve l’usage de la parole :
« Elio ? J-je … je suis vraiment désolé de t’avoir donné l’impression de te fuir. C’est … cela n’a jamais été dans mon intention. Crois bien que j’ai plus d’une fois voulu t’appeler mais … . Je n’arrivais pas à … enfin je veux dire … . », ânonne-t-il laborieusement dans un phrasé aussi haché et morcelé, que celui d’un cancre devant réciter au tableau devant toute la classe une poésie dont il ne connaît pas le moindre vers. Enlisé et embourbé dans les abîmes de l’embarras, l’orthorexique préfère cesser les frais et laisser sa phrase en suspens plutôt que de tanguer davantage sur le précipice du ridicule. Tête inclinée, le musculeux médecin s’efforce au mieux de se ragaillardir et de retrouver un semblant de consistance en se pinçant l’arête du nez à l’aide du pouce et de l’index. Bien en peine pour endiguer l’irrépressible envie d’enlacer et s’enivrer de l’envoûtante fragrance musquée et épicée, encore prodigieusement vivace dans sa mémoire olfactive, de l’attrayant humaniste ; l’écrivain tente désespérément de museler ce que lui hurle son instinct en réveillant les affres des remords et de la culpabilité. Chose qui parvient doucement mais sûrement à se faire, à mesure que l’image de Victor et son éclatant sourire se dessine dans son esprit embrouillé.
Le mari de feu son meilleur ami vole à son secours et le sauve d’une noyade dans les océans déchaînés de la gêne et la culpabilité, en reprenant la parole. Son visage tanné redressé, le cœur de l’épicurien caracole de plus belle à la vue des dragée de jaspe de l’homme qui l’obsède et le hante. Un timide sourire étire ses lèvres de manière aussi fugace qu’une étoile filante fendant le velours céleste. « Oui, bien sûr. Il … il y a une cafétéria à l’accueil. On y sera plus à l’aise pour discuter. Le café là-bas y est en plus bien meilleur. Je te déconseille celui de la machine ; il est encore plus infâme que du pétrole. », affirme-t-il dans un volatil éclat de rire illuminant momentanément ses traits, avant que son faciès ne se referme abruptement. Une goutte de sueur perle et dévale le long de la nuque du spécialiste en médecine forensique. Acculé et au pied du mur, le moment qu’il a tant repoussé et qu’il s’est évertué autant que possible à éviter semble imminent. Il ne sait pas ce qu’il veut Inko. Il sait seulement qu’il peut tout perdre. Son ami, son amant. Il ne tient pas à passer pour celui ayant cyniquement profité d’un homme ayant dû enterrer sa moitié. Il voudrait être à l’autre bout du monde en ce moment même. Et paradoxalement, il ne souhaiterait être nulle part ailleurs. Nulle part sans lui. Sans détours et sans atours. Toute la nuit, tout le jours. Toujours avec lui. C’est peut-être un peu direct. Sans doute un peu circonflexe. Mais il ne veut plus que lui.