stop me, if you can... Cette porte de service, la voilà de nouveau. T’es là depuis seulement quelques semaines, et pourtant t’as déjà cette mauvaise impression de routine. Ce goût amer sur la langue qui finit par te faire fuir à toutes jambes. T’aurais pu prendre un peu plus de temps pour te trouver un taff avec un peu plus d’enjeu cette fois-ci. Ou du moins dans un bar, la musique sympa aurait chatouillé tes oreilles. Mais non, t’as vu c’t’affiche sur la porte du restaurant en sortant ton clebs, t’avais besoin d’un peu de thunes. Rapidement. Cette chouette baraque à frites familiale, c’est d’la bonne humeur mais… qu’est-ce que tu t’fais chier. Puis l’uniforme rouge et blanc, avec la petite toque de l’enfer. Là t’es sûr tu passes pas inaperçu. Roger, le boss, t’as déjà dans le collimateur. T’as dragué d’un peu trop prêt la petite blonde derrière la caisse. Malheur, comment t’aurais pu savoir que c’était sa chère fille de dix-huit ans. Tout ça pour dire, que La Banquise t’as pas fini de la faire fondre finalement. Tu comptes les jours presque… Va vraiment falloir trouver quelque chose de plus fou pour ton adrénaline, mon chou. Certes, ta vie tu ne l’as jamais vu dans une carrière folle d’avocat ou de dentiste, mais bordel servir des frites et des thés sans gluten… angoissant.
Tablier noué nonchalamment autour de la taille, la p’tite toque qui fait son effet, un peu de travers. Le manager t’invite à démarrer sur la terrasse. Quel temps de dingue aujourd’hui à Montréal pour un mois de mars ! La neige a cessé depuis ton retour. Et c’est presque mortel de rester terrer dans ce boui-boui avec un temps aussi sympa. Pourtant t’as déjà pris le calepin, le crayon glissé derrière l’oreille droite et tu tentes de ne pas trainer le pas pour sortir au milieu des tables et parasols. T’es trop grand, faut que tu les évites un peu. D’un balayement du regard. T’hésites un peu. Deux tables viennent d’être prises. Deux gosses s’amusent déjà avec les pailles dans leur box, dans l’espoir de faire de merveilleuses sarbacanes. Tu souris, taquin, te rappelant ces belles années où tu aurais pu faire des choses si scabreuses. La mère qui les accompagne doit vraiment en chier. Puis ton regard gris glisse sur l’opposé. Un couple. Mais le mec, tu ne le vois pas vraiment lorsque ce visage de porcelaine te frappe de souvenirs. T’es pas de ces mecs en chien à sauter sur tout ce qui bouge. Mais, c’est une belle femme, il faut l'avouer. La crinière blonde d’une lionne et l’élégance piquante de la donzelle qui sait ce qu’elle veut. Hormis cet attrait magnifique qui aurait pu te prendre aux trippes, c’était sans compter que tu la reconnaissais. Elle, elle n’a surement jamais entendu parlé de toi. Cependant, toi l’habitué des bars pour être souvent ce serveur de breuvage enivrant dans les soirées sur Montréal, tu es sûr de l’avoir déjà vu. Et pas qu’une fois. Mais jamais avec la même compagnie. A l’époque déjà ça t’avait marqué. Pas seulement pour ce physique de damné, mais bien parce que tu ne serais jamais le fameux portefeuille qui la ferait jaillir de ce rire faux à pleins poumons qui caractérisait ce genre de femme. C’est le genre de femme qui a le pouvoir, qui tient les billets et qui ne pense qu’à une chose, au prochain mec qu’elle pourra plumer. Tu ris doucement en t’approchant. Le choix est vite fait.
« tu commandes pour moi, ma belle ? » susurre ce pauvre type en pamoison devant l’égérie.
« j’ai un coup de fil à passer, je reviens » Costard trois pièces et chaussures en saumon fumé. Tu lèves les yeux au ciel. Pitoyable ce mec. Mais t’es ravi de te retrouver seul avec ton apparition. Des années que tu n’avais pas recroisé sa route, et la prochaine fois que tu aurais affaire à elle tu t’étais promis d’enfoncer la porte ouverte. Juste l’ironie du sort. Juste parce que t’avais besoin de la piquer. Juste pour rire un peu de cette sorcière qui avait le don d’aveugler les mecs d’affaires. Si intelligents à l'accoutumée, mais tellement stupides quand ça résonne entre les jambes !
« s’il vous sort un ticket resto pour payer, ça s’passe comment ? vous le jettez avant ou après le dessert ? » parce que ça peut faire mal quand tu parles, mais t’es pas sûr qu’elle ne riposte pas. Et pour qu’elle comprenne bien ton intervention.
« ce type sait que vous n’arrivez pas à vous faire un mec si y’a pas un billet pour vous à la clé ? » confiant, sérieux et amusé à la fois. T’es pas correct. Mais ça, c’est pas nouveau. Ca t’amuse, et il te faut un peu de rebondissement pour que tu puisses finir ton shift du jour.