VICTOR MURPHY ▬ seeing the world through a veil

 Huit ans.
Le premier souvenir qu'il en garde remonte à ses huit ans. Il est assez grand pour son âge, chétif, un visage rond qui ne perd pas de ses couleurs. Il se souvient vaguement de la salle de classe, de sa maîtresse la cinquantaine passé aux longues jupes plissées. La pause sonne et tout le monde se presse de s'en aller, coeur battant, vers la cour de l'école. Aussitôt, des rires éclatent, un jeu de balle est entâmé. A peine pousse-t-il la porte à leur suite qu'une intense douleur vient lui brûler les yeux. Le soleil est haut dans le ciel, sa lueur semble lui percer la cornée. Il grimace, cache la larme traitresse qui s'insinue sur sa bouille enfantine. Il entend son nom, hêlé au beau milieu de la cour. Mais ses yeux lui font trop mal et il se précipite de nouveau à l'intérieur, encerclé de stores tirés. Il irait jouer une fois prochaine.

Neuf ans.
Un an qu'il s'évertue d'aller à l'encontre de sa photosensibilité, persuadé que ça ne vient que de lui. La seule fois où il en a parlé, la maîtresse lui a simplement expliqué que tout ceci était un phénomène habituel et qu'il ne doit pas s'en formaliser. Son ton était si abrupt qu'il se sentait mal d'avoir osé ouvrir la bouche, alors il le garde désormais pour lui. Ce n'est pas bien vu d'être trop sensible, à l'école. Il serait la risé de ses camarades. Alors il évite simplement la cour, prétexte préférer les jeux d'intérieurs. Le soir venu, il se réfugie constamment dans le noir sous ses couvertures, expliquant simplement à sa mère qu'il se construit une cabane. Mais plus le temps passe, moins ses yeux s'habituent à la lumière vive. Un point central grossit au beau milieu de sa vision, quand il ose enfin en parler à sa mère. Celle-ci, plutôt confiante, commence par l'emmener chez le pédiatre. Victor se souvient de cette odeur bizarre qui régnait dans son cabinet et de ses étranges bibelots. Le médecin semble aussi confiant que sa mère et lui prescrit du simple sérum physiologique, persuadé qu'il est simplement plus sensible que les autres aux changements de luminosité.
Mais les semaines passent, et ce liquide qu'il méprise lorsqu'il rentre en contact avec ses yeux n'arrangent rien. Il commence à avoir du mal à lire, ou même à écrire. Ses notes chutent. Sa mère prend rendez-vous chez un spécialiste, l'inquiétude grandissante.

Dix ans.
Le couperet tombe : il est diagnostiqué positif à la maladie de Stargardt. Sa vision centrale se perd, s'étiole. Les images deviennent étirées, floues, déformées. Il commence à avoir du mal à reconnaître le visage de sa propre mère. Il n'arrive plus à deviner le rouge du vert et sa perception des détails est de plus en plus diminuée. Le spécialiste les rassure néanmoins : sa vision périphérique ne sera jamais atteinte, à moins d'une complication n'arrivant que très rarement. On lui enfile des lunettes anti-UV assez épaisses qu'il traînera toute son enfance. Les surnoms de divers insectes ou de grenouilles seront aussi insupportables que les pleurs de sa mère.

Onze ans.
Ils emménagent à Montréal à peine a-t-il atteint ses onze ans. Après de multiples allé-retours vers cette ville pour le suivi de Victor, les Murphy décident de s'y installer. Ils y trouvent multiples soutiens face à cette maladie rare, mais pas suffisamment pour qu'il n'existe aucune fondation. Le quotidien de Victor est aménagé et il intègre rapidement une école pour malvoyants sous le souhait de sa mère. Ce qui n'est pas pour déplaire à Victor, à cette époque-là, qui avait très mal vécu sa dernière année dans son ancienne école. Il y était devenu différent, trop pour s'adapter aux autres qui ne se mélangeaient plus à lui.
Sa scolarité se passe bien et il apprend à vivre avec ce qui deviendra son handicap permanent. Sa vision centrale est pratiquement perdue et il n'y voit qu'un point blanc, bancal, déformant.

Seize ans.
C'est la première fois qu'il se retrouve seul avec sa petite-amie de l'époque, une certaine Katarina, jeune fille aveugle de son école. Ils se trouvent dans sa chambre, là où un tas de bouquins s'empilent sous une loupe aménagée à sa condition. Un ordinateur est en veille dans un coin, qu'il a réussi à obtenir après multiples tentatives auprès de ses parents ; les écrans n'étant techniquement pas bon pour lui. Une énorme paire de lunettes aux verres orangés trônent dans un coin de son bureau. Il n'y a pratiquement aucune décoration dans la pièce plongée dans l'obscurité. Si, désormais, Victor apprend à supporter la lumière, il n'en reste pas moins friand du noir lorsqu'il se retrouve chez lui. Tu comptes m'embrasser ? Prononce soudainement la jeune fille assise en face de lui sur son lit une place. Le coeur de Victor bat à mille à l'heure et il est persuadé qu'il s'agit d'amour. Son ventre se tord lorsqu'il se penche vers elle. Sûrement le trac. Il ne voit même pas où se trouve ses lèvres, mais a développé au fil des années un sens plus développé. Il lui faut une simple seconde pour unir leurs bouches d'adolescents, mais bien quinze autres avant d'oser franchir cette barrière et de mêler leurs langues, leurs souffles ensemble. Son estomac se retourne violemment. Le stress. Le simple stress. Il sent une main contre son t-shirt, une autre s'accrochant doucement à son dos. Il l'aime bien, Katarina, il est même sûr à ce moment-là de l'aimer. Elle possède un fort caractère, sait ce qu'elle veut, mais n'en est pas moins agréable. Mais lorsqu'il sent sa main s'aventurer sous son t-shirt, pour descendre de plus en plus bas, il se doit de reculer. Son coeur s'affole alors qu'il se lève du lit, un frisson désagréable collé contre son échine. Il en transpirerait presque. Il réprime une grimace, s'excuse auprès d'elle en prétextant ne pas être prêt à franchir une étape. Mais les semaines, les mois passeront sans aucun réel changement. Katarina finira par le quitter, lui lançant un t'es sûr que t'es pas gay, à force !  qui bousculera sa vie entière.

Dix-huit ans.
La jeune fille avait vu juste. Il a dix-huit ans lorsque Victor prend enfin conscience qu'il est irrémédiablement, totalement, gay. Ce soir-là en particulier, lorsqu'il rentre chez lui un peu plus tard que prévu et qu'il prend le dernier bus pour rentrer chez lui. Ils ne sont que cinq, dans le transport, mais un homme s'assoit à ses côtés. Ils discutent la moitié du trajet, avant que ce dernier ne descende avant lui. Rien d'extraordinaire, rien d'anormal. Pourtant, son coeur fait un bond lorsqu'il entend sa voix grave se rapprocher de son oreille quand il lui souhaite bonne nuit. Son estomac se rempli de chaleur et, à l'opposé de lorsqu'il était avec Katarina, tout son corps entier l'imite. Et merde. Est la seule pensée cohérente qu'il pu avoir.

Vingt-deux ans.
Malgré les craintes dévorantes de sa mère, Victor a décidé de prendre un appartement en ville, seul. Habitué à vivre au-delà de sa maladie, il a su tirer profit de la vision qu'il lui reste. Il garde néanmoins une difficulté à la lecture ; voir une incapacité s'il ne possède pas sa loupe spécifique ; et ne peut plus écrire. Il n'arrive plus  réellement à distinguer les couleurs primaires et craint toujours la lumière vive. Il ne sait pas reconnaître les visages et serait bien incapable de décrire qui que ce soit ; pas même lui. Mais, mettant de côté ses rendez-vous réguliers chez son spécialiste, son adhésion à l'association de la ville pour les malvoyants et ces stupides lentilles anti-UV qu'il oublie une fois sur deux... Victor est persuadé de vivre sa vie normalement. Il suit des cours de psychologie à la faculté, décidé d'aider et d'encourager les autres à traverser les périodes compliquées. Affaiblit par un passé d'assisté, le jeune homme en est ressorti néanmoins plus fort que jamais. Il en oublie même désormais de mentionner son handicap. Son exutoire ? Solutionner les problèmes.