sur un malentendu, on s'insulte. (lewis)

daphne, elle sait pas trop ce qu’elle fait là. ce n’est pas sa place ici. les corps se bousculent, la bousculent, et elle se sent compressée dans cette masse humaine qui bouge à l’unisson. on l’a trainé à ce concert, et elle regrette de n’avoir pas su dire non aux yeux de chaton de son amie. parce que, vraiment, elle n’arrive pas à s’amuser. ce n’est pas faute d’essayer. le rock, ce n’est pas vraiment sa tasse de thé. elle est plus pop classique, celui qui passe dans toutes les radios. elle aime bien aussi les chansons douces, qui la bercent le soir quand la journée a été trop dure et que le sommeil se fait attendre. daphne aime bien danser aussi, ce n’est pas un problème. déhancher son corps à un rythme endiablé, se mouvoir et attirer le regard des autres, elle aime bien. et pourtant, pourtant il lui semble impossible d’aimer ce qu’elle écoute ce soir.

et heureusement pour elle, son semblant de torture arrive à sa fin. les gens s’agitent, ils se réveillent d’une transe commune, les lumières se rallument progressivement et daphne peut presque s’entendre penser, enfin. elle est prête à partir, et elle se tourne vers son amie pour l’empoigner vers la sortie, mais l’endroit où elle était il y a deux minutes est vide. levant les yeux, scrutant une foule délirante d’euphorie, elle la repère difficilement. elle semble l’avoir totalement oublié, obnubilée par des personnes qui s’exclament à grands gestes. daphne hausse les épaules, et quitte la salle non sans difficulté.

la froideur de la nuit la heurte de plein fouet. elle est habituée à la fraîcheur, aux puissants vents froids du bord de mer, mais l’air de montréal est autre chose, et daphne ne sait pas si elle s’y fera complètement. des jeunes, et des plus âgés pullulent devant l’entrée de la salle, s’agitant comme des sauterelles, et daphne détourne le regard, fatiguée. obligée d’attendre son amie, elle marche un peu, s’éloigne de l’agitation fulgurante. fouillant dans ses poches, elle en sort un paquet de clopes encore presque plein. daphne n’est pas une grande fumeuse, mais une clope de temps en temps lui fait plaisir. surtout qu’elle doit attendre son amie, alors autant s’occuper. la cigarette à la bouche, elle avance, trop occuper à chercher un briquet pour regarder devant elle, et au détour d’un croisement, elle bouscule quelqu’un. sa cigarette manque de tomber, et elle pousse un juron entre ses lèvres pincées. désolée. parce que la politesse est ancrée, peu importe à quel point daphne peut être sur les nerfs, sans aucune envie de s’excuser, sans raison de s’excuser même. dis, t’aurais pas un briquet s’te plaît ?

Ce soir, c’était votre dernier concert avant que vous vous concentriez sur votre nouvel album. Le dernier concert de votre tournée. Celui où tu sais qu’il faut tout donner malgré l’épuisement de la tournée. Celui où tu sais que tout le monde sera là, que la salle sera complète, parce que c’est un concert à domicile. Là, où tout a commencé. Là où vous vous êtes rencontré avec le groupe. Là, où vous avez galéré pour devenir ceux que vous êtes aujourd’hui. Aujourd’hui vous êtes un groupe de rock de renom dans le monde entier. Les fans se bousculent pour avoir des billets pour vos concerts, lors de vos sorties, c’est souvent le chaos. Les fans se disputent pour avoir un autographe, une photo avec vous ou bien même un objet souvenir. Tu reçois des courriers de fans, des cadeaux les plus originaux les uns que les autres. Tu es le batteur, alors tu es sans doute celui qui en reçois le moins dans le groupe, mais ça te convient comme ça. Tu n’as pas besoin de plus. Tu n’as pas envie de plus. Tu ne supporterais pas que l’on te reconnaisse à chacune de tes apparitions, tu ne supporterais pas que ta vie soit épiée pour le moindre fait et geste. Tu aimes ta part d’anonymat, malgré que le monde entier connaisse le groupe auquel tu fais partie.

Le concert se termine. Tu sors sans hésiter par la porte de secours, auquel un garde du corps est posté, pour éviter qu’il t’arrive malheur. Mais tu sais très bien que les fans ne t’attendent pas toi particulièrement, mais plutôt le chanteur et le guitariste, les plus connus dans le groupe. Ceux dont on se souvient le prénom, sans l’écorcher. Ceux dont les adolescentes ont des posters accrochés dans tous les recoins de la chambre. Tu as besoin de prendre l’air. En sortant de la salle, tu fais face à une jeune femme qui te rentre dedans. Elle ne faisait pas attention où elle allait, mais tu ne peux pas lui en vouloir. Elle s’excuse, puis te demande gentiment un briquet. Tu fouilles dans le fond de ta poche pour en sortir un briquet. Tu lui allumes sa cigarette et t’appuies contre le mur. Tu regardes le ciel, tentant de faire redescendre le stress que tu avais sur scène et tout l’enthousiasme de ce concert. « Vous avez assisté au concert ? » Tu tentes de faire la discussion. Tu ne veux pas paraître malpoli. Tu ne veux pas non plus passer pour un insociable. Tu ne sais pas si cette personne était à ton concert, ou bien si elle vient chercher quelqu’un qui y était. Ou bien peut-être, que tout simplement, elle se balade dans la rue à cette heure-ci. Est-ce qu’elle te connaît ? Tu en doutes, sinon, elle aurait déjà hurlé ton nom.

l’homme en face d’elle est assez aimable pour lui allumer sa cigarette, et elle l’en remercie d’un hochement de tête. daphne ne comptait pas spécialement rester en compagnie de l’homme, ayant besoin de défouler ses nerfs et c’était certainement mieux de ne pas avoir de public pour ça. mais elle reste là, adossée contre le mur, le regard tourné vers le ciel voilé. les étoiles sont invisibles de là où elle est, cachée par la grandeur des immeubles l’entourant et par les lumières nocturnes de la ville. il lui faut quelques secondes avant de se rendre compte qu’il lui parle. oui. bien malgré elle. daphne se fait un mémo mental de se souvenir de cette soirée la prochaine fois que son amie la poussera à aller quelque part. ce n’est vraiment pas sa tasse de thé. c’était une perte de temps. elle rajoute ces quelques mots après avoir soufflé une bouffée de fumée dans l’air froid de la nuit. j’me les caille pendant que ma pote est en train d’avoir un fantasme sur j’sais plus quel membre du groupe. elle se redresse et fait quelques pas dans l’allée, histoire d’enlever la fraicheur qui prend place peu à peu dans son corps et qui engourdit ses muscles. c’était l’anarchie à l’intérieur de la salle, mais au moins elle avait chaud. t’y étais ? elle lui demande, engageant un peu plus loin la conversation avec l’homme. elle doit attendre, ils sont seuls, autant s’ennuyer en parlant.

La jeune femme n’a pas vraiment l’air d’avoir envie de parler. Tu ne peux pas vraiment la forcer à te parler, mais bon, tu es là, elle est là, ça serait quand même mieux d’engager la conversation que d’attendre comme deux cons, tout les deux, adossés au même mur. « Oui, j’étais au concert, mais ça n’as pas vraiment l’air de vous avoir enchanté ! » Tu remarques qu’elle ne te reconnaît pas du tout, qu’elle ne sait pas du tout que tu es un des membres du groupe, alors tu continues à faire l’ignorant. Tu n’as pas envie de te présenter. Tu n’as pas envie qu’elle sache qui tu es. Qu’elle te considère comme un mec lambda, ça te plaît bien. Tu te mets à regarder les étoiles en attenant patiemment sa réponse. Tu aimerais savoir ce qui a fait qu’elle n’a pas aimé le concert à sa juste valeur, peut-être qu’elle n’aime tout simplement pas votre musique, et tu ne peux pas forcer les gens à apprécié ta musique. Après tout, les goûts et les couleurs ça ne se discute pas. Mais tu te demandes quand même, comment elle a pu atterrir ici, si le concert ne l’intéressait pas.

elle tire une bouffée sur sa cigarette, bientôt consumée entièrement. en effet. j’ai perdu une soirée où j’aurai pu rattraper mon sommeil perdu. elle s’appuie contre le mur et jette un coup d’œil à sa montre. il était tard, beaucoup trop tard. en comptant le temps de retrouver ses amies, de les ramener chez elles - car daphne ne pouvait pas les laisser seules dans montréal dans un état d’excitation pareil, pour leur propre sécurité, et surtout celles des autres - de rentrer chez elle, daphne n’allait encore pas beaucoup dormir cette nuit. elle leur envoie un message, dans le maigre espoir où elles regardent leurs téléphones. une dernière fois elle porte sa cigarette à ses lèvres avant que celle-ci ne soit complétement consumée. elle garde le mégot entre ses doigts, attendant de trouver un cendrier pour le jeter. pourtant, j’aime bien les petits concerts comme ça. mais la musique était vraiment… elle ne finit pas sa phrase et secoue la tête en pinçant les lèvres.