SORA MAEDA - coeur en skai mauve

Elle est arrivée ici. Ici le monde des grandes personnes. L'équilibre brisé. Ici dans ce rien, ce vide, ce néant. Non, en fait c’est pas du néant mais du superflue. Trop de bruits, trop de lumière, trop d’agitation. Un vacarme immense et sans fin. S'improvisant perdue, esseulée, désemparée, désincarnée. Alors, la peur déboule par soubresaut. S'insinue dans les veines sous un manteau d'assurance feinte, ses doigts confinés aux boutons de sa couverture sociale.

Parce que soudain Sora elle voit tout.
Alors qu'avant elle pouvait, rester aveugle.
Et ça fait mal de tout voir.
De tout entendre.

Elle ne se reconnait même plus, suspendue à cette réalité effrayante. Sensation de bonheur oublié qui lui fait écho douloureusement. Mort. On l'a mis en terre et tout s'est effondré pour elle. Elle s'affaisse. Devant la tombe. Elle hurle l’atroce réalité de cette vie injuste qui donne, et qui reprend. Hurle ce qu'elle est. Était. Ce qu'elle aurait pu devenir. Elle hurle sa détresse, sa douleur, son père.
Treize ans. Se rendre compte qu'elle est prise au piège.
Désormais ce souvenir ne serait plus qu'une onde souterraine, sismique, qui continuerait d'agir sans aucun bruit. Tapi sous la peau.


La mémoire se tord. L'ancrage reste. Cette mère esseulée à la recherche d'un homme-béquille, remariage que dire.. replâtrage se faisant aux frais de ce qui lui reste d'enfance à Sora. Elle se souvient. Du remplaçant. Beau-père pas si beau que ça. Manières doucereuses mais vices cachés.
Dix-sept ans.
Son parfum aigre près de sa bouche haineuse, il halète les derniers efforts de son petit divertissement. Elle racle sa gorge, pressée. Il l’ennuie : elle a d’autres choses à faire. Il s’en moque. Il la regarde, la belle. Il aime bien la contempler. Elle n’a plus les airs gênés d’autrefois. Elle est plus désillusionnée, plus fatiguée. Lui aussi. Assise au bord du divan, elle le toise. Elle a envie qu’il s’en aille… Mais il préfère s’attarder ; il s’attarde toujours. Il s’approche, elle ne bronche pas. Sa main empoigne le menton de l'adolescente. Il remarque les vestiges de son corps qu’il devine dans les plus infimes détails. De ses ambres statiques elle soutient son regard, se penche sur ses épaules, le haïssant si fort qu'elle ne ressent plus que ça. Dégoût aigre dans la bouche.

Elle s'est mise à parler Sora.
Vomir un flot de paroles auprès d'une génitrice dont la fibre maternelle s'était fait la malle en même temps que son deuil.
Désignée menteuse
Vile tentatrices aux desseins néfastes pour cette félicité retrouvée elle en a été écartée.
Mise à la porte de son propre foyer.
Un chez elle qui lui manque. Et qu'elle déteste.
Regrets corrosifs.


LOVE YOURSELF SO NO ONE HAS TO
c'est ce qu'elle doit écrire en gros. en gras. partout. dix fois par jour.
Sinon elle oublie Sora.
Est-ce sa faute si elle ne guérit pas d'un coup et s'il faut sans arrêt panser les blessures de l'enfance ? Définie depuis par les figures absentes de son existence.
Remettre sa valeur en question, se croire insignifiante.
Aussi Sora elle a fait de louables efforts pour obtenir ailleurs ce qui avait été bafoué.
Solution temporaire devenue immuable : elle se contente de combler le creux douloureux de l'absence familiale par des présences passagères auxquelles elle se raccroche, légère. Sora elle les appelle ses « amours utiles ». Utiles pour oublier son chagrin…
Elle a tendance à vite oublier. Oublier qu'elle n'a besoin de personne, au fond. Mais dès que quelqu'un se pointe, quelqu'un qui l'intéresse un peu, elle met de côté la balaise, l'indépendante, pour retomber en enfance.
Alors elle doit se rappeler encore et encore : more self-love.
C'est un fait, elle se laisse si aisément détrousser. Et les voleurs nocturnes ont mis son cœur en bandoulière, promettant à ses rêves milles promesses de jeunesse.  


Favoris de nuit.
ses syllabes qui s'élèvent et se détachent avec douceur de ses lèvres. Son prénom est devenu son favoris. Quand elle le dit dans un éclat de rire, la voix enrouée par la cigarette.
Sa silhouette. Sous la lune vaporeuse. Cette silhouette qui est née d'un roulis de nacre. Quelque part dans ce monde, une mer craquelante et lumineuse déferle tout en nacre et, de ces remous, s'échappe de temps à autre ce que l'on appelle une lumière céleste. C'est la sienne, sa favorite.
Sora elle a aussi dans un coin de la tête ses yeux, en favoris. Qu'elle aime quand il la regarde avec des yeux qui l'écoutent. Qui lui disent qu'elle est unique. Qui la rende elle, favorite.
Sa voix, comme mélodie favorite. Sa distance, cette autorité douce qu'il exerce avec modération. Elle respecte la règle du jeu. Elle mâche consciencieusement ce qu'il lui donne. Presque tout. Elle avale sans hurler l'angoisse qui accompagne chaque bouchée.
Chaque miette devient préférence et chaque préférence se mue en indispensable.