MELODIE VALLOIS - Nous on s'connait depuis longtemps...

Elle croit rêver. Elle ferme les yeux pour les rouvrir immédiatement, incrédule, mais sa vision ne semble pas la trahir, cette fois. Il se trouve juste en face d'elle, à quelques mètres à peine. Il la fixe comme elle le fait, à la différence qu'il affiche un sourire qui semble identique au sien, et que, pour une fois, elle n'affiche pas la moindre émotion. Il est là devant elle, cet homme qu'elle a longtemps voulu retrouver, avant d'abandonner l'idée. Pas envie de souffrir. Son père, ça fait bien dix ans qu'elle ne l'a pas vu, et voilà qu'il réapparaît comme une fleur à la sortir de son école de photographie, la fierté plein les yeux comme s'il était le roi à l'intérieur de l'univers de Mel. Elle pourrait faire mine de ne pas le reconnaître, mais c'est trop tard, il s'avance déjà vers elle et elle est trop choquée pour reculer.

Arrivé à sa hauteur, il sourit de plus belle, ce sourire dont elle a hérité, et qu’elle ne peut que reconnaître. Il sort sa main de sa poche et la pose doucement sur sa tête, avant de descendre délicatement jusqu’à sa joue, d’une manière qui la dégoûte, mais elle ne laisse rien transparaître. Elle le fixe, perdue, priant pour que son frère apparaisse comme par magie, ou, mieux, qu’Arnaud la surprenne en revenant en France, pile à ce moment-là. Elle se retrouve seule face à lui, et elle a peur, Mel, parce qu’elle a envie qu’il la prenne dans ses bras, et qu’elle sait qu’il repartira bien assez vite. Elle a encore en elle le vif souvenir de son départ, grosse valise à la main, sa mère en pleurs alors que son frère et elle observait discrètement la scène du haut des escaliers. Son frère lui couvrait la bouche pour qu’elle ne pleure pas, mais elle n’arrivait pas à s’en empêcher, dernière fois, d’ailleurs, qu’il l’a vue en larmes. « Tu leur expliqueras, pas vrai ? » avait-il sorti comme dernière parole. Elle avait expliqué, du mieux qu’elle avait pu, leur avait dit que leur père était parti en voyage, qu’il reviendrait les voir, qu’il ne fallait pas lui en vouloir. Son frère avait hurlé, ce jour-là, elle, elle y avait cru.

« Tu as bien grandi. Tu es magnifique, ma chérie. » Il dit ça comme s’ils s’étaient vus hier, et son surnom donne à Mel une douloureuse envie de hurler. Elle se contente de lui lancer un regard froid, qu’elle ne lance pourtant jamais à personne, et de se dégager de son emprise. Elle commence à partir, contournant son père, la gorge serrée, puis descend une à une les marches en pierre de son établissement, avant qu’il ne l'interrompe. « J’ai envie de vous connaître, toi et ton frère. Je suis désolé, je voudrais rattraper le temps perdu ! » Elle s’arrête. Une brise la traverse, ses cheveux blonds virevoltent, elle laisse passer une seconde pendant laquelle son coeur a cessé de battre. Elle aurait tellement voulu entendre ça, il y a dix ans. Puis soudain, elle se retourne, sauvage, la brise s’est transformée en bourrasque, comme si le ciel l’encourageait. Elle est folle de rage, Mel. Elle serre les dents pour ne pas hurler, et en dégage ce fameux sourire qu’elle arbore si parfaitement. « Ni lui, ni moi, n’avons besoin de toi. On a grandi sans toi, et ça nous a suffi. Y a pas de temps à rattraper, c’est pas comme si t’avais été enlevé à nous. T’es parti. Tant pis. » Elle laisse un silence planer et incline légèrement la tête, accentuant son sourire, avant de rentrer chez elle, tournant le dos à la personne qu’elle aurait tant voulu retrouver… quelques années avant.

Elle ouvre la porte de sa chambre et la referme aussitôt. Personne n’est à la maison. Elle se débarrasse de ses baskets blanches d’un coup de pied, lâche son sac pour qu’il s’écrase au sol, et se laisse tomber sur son lit, vidée par l’épreuve qu’elle vient de traverser. Elle a mal au coeur, Mel, plus que jamais. Elle se met en boule sur son lit, attrapant son doudou lapin qui date de ses trois ans, se recroquevillant tout contre lui comme pour chercher du réconfort. Elle a les yeux dans le vide, puis, sans qu’elle ne s’en rende compte, une larme comment à couler. Elle essuie immédiatement l’affront, mais avant que sa main n’ait quitté son visage, c’est un torrent de larmes qui se déverse en silence, ou presque. Enfant, elle a longtemps pleuré son père comme on pleure un mort, à l’abri des regards, puis s’est ensuite jurée de ne plus se faire avoir. Elle s’est toujours convaincue qu’elle n’avait pas besoin de lui, qu’ils étaient très bien, tous les trois, mais en le revoyant, elle a peur, parce qu’il lui a manqué, parce qu’il est là, dans cette ville moyenne qu’est Toulouse. Elle n’a pas envie de l’affronter, Mel, de souffrir s’il repart encore. Sa crise de larmes passée, elle tourne la tête et voit une lettre sur son bureau. Elle sait déjà qu’il s’agit d’Arnaud, et se lève directement pour la lire. Elle se rassoit sur son lit et parcourt ses mots, attentivement. Elle sourit enfin. Et puis, elle bloque sur la dernière phrase, comme une réponse évidente à ses troubles. Je t'aime, prend soins de tes fesses Mélodie. Et viens me voir, vite.

Alors elle relève la tête et parcourt sa chambre du regard. Elle calcule mentalement ce qui la pousse à rester ici, et la seule chose qui vient en tête, c’est son frère, seule hésitation possible. Elle met environ une minute à se poser la question, puis se lève brusquement de son lit en essuyant ses larmes déjà séchées, et fonce jusqu’à son armoire pour attraper une valise, dans laquelle elle enfonce des vêtements un peu au hasard, prenant tout ce qui lui passe dans la main. Elle agrémente d’un sac à dos dans lequel elle glisse tous ses papiers, son lapin en peluche, les lettres d’Arnaud, son appareil et quelques effets en plus, puis elle descend les escaliers, aussi vite que possible, et claque la porte derrière elle, sans même penser à laisser un mot à sa famille.

L’aéroport lui semble immense, elle est perdue au milieu de nulle part, son passeport à la main, à chercher le prochain vol pour Montréal. Son billet en poche, elle ne tarde pas à monter dans l’avion, et passe les dix heures de vol à redescendre de son coup de folie, et une fois arrivée sur place, elle allume son téléphone et appelle la seule personne dont elle a véritablement besoin. « J'ai besoin de toi Arnaud. » Elle dit ça la voix tremblante, comme en état de choc après avoir pris une décision bien trop lourde. « Je suis à Montréal-Trudeau, viens me chercher s'il te plaît, Arnaud. » Il arrive, il n’est plus très loin. Elle sait que c’est fou, mais elle ne peut s’empêcher de sourire. Elle n’a pris avec elle que le strict nécessaire, et toutes ses économies avec. Un aller simple, pas de retour.